Nous avons
négocié le périple à 160$ par personne. Il est 10h30 un glorieux samedi matin
de juillet et nous sommes 4 blancs à avoir loué les services d’Alec, un Inuk
respecté du village. Sa mission? Nous faire vivre la pêche d’une vie. Rien de
moins. Alec prend son mandat au sérieux. Sa chaloupe de 16 pieds est parée à
toute éventualité. Elle regorge d’énormes bacs, de couteaux, d’appâts, de
bâches pour se protéger de l’eau... Il s’est patenté un petit volant qui lui
permet de manœuvrer son embarcation à sa guise. L’emplacement désiré se trouve
à environ 45 minutes du village. On brise les vagues en remontant la rivière.
L’eau nous asperge, comme si elle voulait se venger que l’on ait troublé sa tranquillité.
Bientôt, on s’arrête près d’une petite île et l’on reçoit l’instruction de
lancer nos lignes à l’eau. On ne se fait pas prier, quoique notre équilibre soit
difficile à établir au milieu de l’eau. C’est ma collègue infirmière qui a le
privilège de retirer le premier omble chevalier de l’eau. Notre confrère la
suit, puis c’est au tour d’Alec. Nous sommes déjà affamés. Notre guide s’occupe
de tout.
On tente d'absorber son talent.
Le démembrage et la mise en filets lui a pris 2 minutes. Ça m'en prend 45...
La magie
d’un poêle Coleman… Simplement cuit dans du beurre accompagné d’un morceau de
bannique (pain inuit). Un pur délice. Impossible d’imaginer un poisson plus
frais, le cœur battait encore 10 minutes auparavant. On se remet en route sans
tarder. 5 minutes passent avant que l’on reçoive un second ordre de lancer
notre ligne à l’eau. Celle-ci est tellement claire que l’on voit les multiples
poissons qui se tiennent à nos pieds. Ils virevoltent, dansent et semblent
s’amuser ferme sous le chaud soleil; ils sont bien trop occupés pour manger. Malgré
tout, 4 ou 5 d’entre eux mordent à nos appâts. J’obtiens notamment mon premier
de la journée. Notre capitaine décide alors de nous mener à son endroit de
prédilection. Voici le résultat :
On parle
d’une quarantaine d’ombles chevaliers petits et gros. C’est difficile de rendre
justice à l’expérience par écrit ou photo. La clef se trouve dans la clarté absolue de
l’eau. Les poissons manquant d’énergie suite à leur party sous-marin, ils ont
faim. C’est un spectacle en soi, alors qu’ils sont parfois 3 ou 4 à suivre une
même ligne. Dans le bateau, on est sur le qui-vive. On pointe à nos confrères
les troupeaux aperçus. On vise si bien avec nos lancers que nous sommes parfois
3 à mouliner un poisson au même moment. Les lignes se mélangent, l’unique puise à
pêche suffit difficilement à la demande. On manque de temps pour se taquiner
sur la grosseur de nos prises, alors qu’il y en a toujours une autre à ramener.
Je remporte la palme avec ce monstre :
On l'a évalué à 16-17 livres, un des plus gros observé par Alec
Avis aux
pêcheurs: J’ai réservé les services de Maître Alec pour juillet 2015.
Bien que Kangirsuk soit reconnu comme LE village phare pour la pêche, nous n'avons pas la chance des villages un peu plus nordiques qui regorgent de quantités phénoménales de moules quotidiennement. À Salluit, on les recueille par grappes:
J'étais quelque peu surexcité lors de ma première cueillette. La gourmandise a aussi contribué à ce résultat pour un souper:
Rassurez-vous, j'ai partagé avec les voisins.
Au delà de la nourriture qui prend une grande place au Nord, le beau temps m'a permis d'explorer davantage les environs du village. Je vous présente le terrain de golf de Kangirsuk, soit 5 ou 6 verts aucunement entretenus disséminés au hasard au beau milieu de nulle part:
Au haut de la montagne surplombant le village, on peut faire de surprenantes découvertes. L'histoire veut qu'une femme Inuk avait commandé la voiture par cargo. Elle s'imaginait déjà parcourir les 2km de route du village au volant de cette voiture à 25 000$. Pendant plusieurs mois, elle avait patiemment attendu la venue du bateau. Une semaine après réception. son fils adolescent s'en est emparé et l'a anéanti. J'entendais qu'elle s'est commandé un nouveau véhicule la semaine dernière.
J'en apprends constamment sur ces jeunes de 0 à 17 ans. Mes collègues plus âgés les désignent parfois comme des individus mal éduqués, manquant de respect aux conventions les plus élémentaires de la société. Je crois qu'il est important de placer le tout en contexte.
Les aînés d'aujourd'hui ont été élevés dans des igloos. La chasse et la pêche constituaient l'école de la vie. Ils appartenaient à la nature et celle-ci le leur rendait bien avec sa nourriture et ses multiples splendeurs.
Les adultes dans la fleur de l'âge aujourd'hui ont vécu l'époque charnière de la sédentarisation. Le gouvernement a fourni les logements pour se donne bonne conscience. Mais l'adulte Inuit -spécialement l'homme- a perdu tout sentiment d'utilité. Plus besoin de chasser et pêcher puisqu'il y a une épicerie au coin de la rue. Et quel sens y a-t-il à travailler comme concierge ou mécanicien quand la valeurs capitalistes te sont totalement inconnues? Les femmes Inuit, elles, se sont mieux adaptées. Ce sont elles qui occupent la majorité des emplois, que ce soit derrière une caisse ou armées d'un balai. Rien pour consoler l'homme qui voit ainsi sa femme prendre le rôle de pourvoyeur dans la famille. C'est pourquoi plusieurs de ces hommes adultes se sont tournés vers la bouteille et la violence afin de diluer leur désarroi.
Les jeunes viennent au monde dans cet environnement nocif. Il y a un laissez-aller éducationnel à la maison, alors que les parents ne connaissent pas eux-mêmes les valeurs modernes. Ce sont des valeurs de blancs. Les jeunes Inuit ne retrouvent pas la stimulation d'antan dans leur quotidien. Disparu est le sentiment de fierté associer à ramener une carcasse de caribou au campement, les joues rougies par le froid et le sourire jusqu'aux oreilles. Aujourd'hui, ils tournent en rond et s'ennuient. Ils lancent des roches, fument à un jeune âge et ne peuvent rester assis en classe. S'ils ont autant de difficulté avec l'autorité, c'est que Dame Nature était leur unique souveraine reconnue jusqu'à il n'y a pas si longtemps. J'ai plusieurs dossiers de jeunes qualifiés "d'insupportables" par tout professionnel et je m'inclus. Pourtant, ils se sont conduits de manière exemplaire alors qu'ils passaient de longues semaines sur le "land" à pêcher et chasser cet été. C'est ÇA un Inuk.
Tout cela pour dire que les blancs venant travailler au Nord doivent se rappeler qu'ils ne vont pas révolutionner la culture Inuit. Bien au contraire. J'ai moi-même parfois le sentiment que je ne fais qu'éteindre des feux, sans améliorer l'ordinaire de ces gens. On doit s'adapter et non l'inverse. Ce sont des compagnons farceurs, loyaux et habiles de leurs mains. À nous d'utiliser leurs forces et faire ressurgir le sentiment de fierté qui les a longtemps habité. Et profitons de cette occasion inouïe pour en apprendre sur soi et la nature humaine en général. Ma deuxième année s'amorce à l'automne et je compte bien profiter de cette chance.