dimanche 23 février 2014

Les enfants

C’est un samedi matin ensoleillé de janvier. Il est 10h et je joue aux dominos avec nos petits de 9-10 ans. À ma grande surprise, ils ont rapidement adopté le jeu une fois que nous leur avons montré. Étonnamment calmes, assumons qu’ils surfent sur la sérénité d’éviter l’école aujourd’hui. Ce moment paisible s’apprête à être troublé. Tout d’abord, ce sont les cris. C’est en inuktitut, mais on peut facilement déceler la rage et les pleurs. Je me dirige vers l’entrée et j’y rencontre une femme d’âge mur. Elle tremble de tout son corps tout en continuant à invectiver un adversaire invisible. Je tente de lui adresser la parole en anglais, mais je ne peux l’atteindre à travers sa crise. Je m’approche d’elle et une forte odeur d’alcool ma prend au nez. Bon… Afin de la tranquilliser, mais surtout de protéger les enfants, je lui fais signe que je vais l’accompagner à l’extérieur. Je demande à ma collègue d’appeler la police. C’est une fois sorti sur le perron que je réalise qu’elle n’a rien du tout dans les pieds. À -20C.
Elle s’allume difficilement une cigarette et me lance dans un anglais approximatif qu’elle habite la maison d’en face avec sa fille; son gendre l’a frappé. Il a frappé sa femme. Il a frappé sa fille. Le récit est entrecoupé d’insultes et de cris. Malgré les facultés affaiblies de la femme, on voit que l’événement la blesse énormément. Elle me demande de l’accompagner chez elle afin de récupérer sa fille et son petit-fils. J’hésite. Dans ma tête, j’imagine l’assaillant bien bâti, en colère, mais surtout sous l’effet de l’alcool. Je décide de l’accompagner jusqu’à l’escalier menant à la demeure. Je me retourne et, bien évidemment, les enfants sont rivés à la fenêtre. Tout l’or du monde ne les détournerait pas de ce pathétique spectacle. Enfin, la dame entre dans le domicile. Elle ressort au bout d’une petite minute avec sa fille, petite-fille et deux sacs manifestement remplis à la hâte. Elle a sagement pris le temps d’enfiler des bottes.
La voiture de police s’approche de nous. La dame éprouvant toujours de la difficulté à s’exprimer, j’explique brièvement la situation. Les policiers demandent aux deux femmes si l’homme possède une arme, mais elles ne comprennent pas la question. Si l’on se fie aux mœurs du coin, c’est très probable. Ils s’aventurent dans la maison. À l’extérieur, nous sommes silencieux. De toute façon, qu’est-ce qu’il y aurait à dire? Je jette un regard vers notre fenêtre et j’y vois des enfants fascinés. Enfin, la porte s’ouvre. Menottes aux poignets, l’homme est visiblement éméché et en colère. Il me lance un long regard alors qu’on l’embarque dans le panier à salade. Les femmes retournent tranquillement dans la maison. Le calme reprend ses droits. Alors que je remets les pieds dans notre foyer, les jeunes s’installent simplement devant la télé.
Quelques heures plus tard, les policiers prendront ma déposition. Simple formalité puisque les femmes ne porteront pas plainte. 48h plus tard, je croise l’homme et sa femme marchant sans mot sur la rue. Celle-ci porte leur fille sur son dos. Une longue marche vers l’épicerie probablement. Le quotidien quoi. Jusqu’à la prochaine tempête.
Ce récit illustre bien une difficulté majeure dans notre intervention auprès des jeunes d’ici. Ceux-ci grandissent dans des milieux imbibés d’alcool et de violence. Comme des éponges, ils s’abreuvent de ce quotidien et en font leur propre réalité. Réalité qu’ils reproduisent une fois l’âge adulte atteint. Nous avons présentement 4 petits entre 8 et 11 ans. avec des problématiques d'attachement. Une autre façon de dire qu'ils ont l'habitude des promesses brisées. L’une hurle lorsqu’on ne répond pas à une de ses demandes. Lui, il raccroche quand ses parents téléphonent alors qu’ils sont saouls. La plus vieille n’a simplement plus de maison. Entre eux, des enfantillages, des insultes, des pleurs... Quand la colère déborde, on doit les maintenir physiquement. Difficile de les raisonner et de leur fournir des outils alors qu’ils ne connaissent que quelques mots d’anglais. On utilise des gestes, des images… La satisfaction est encore plus grande lorsque l’on arrive à connecter avec le jeune et à se faire comprendre. Une simple promenade en skidoo peut illuminer leur journée. Et la nôtre.
Durant mes trois années au Centre Jeunesse de Montréal, j’ai pour ainsi dire seulement travaillé avec des ados. Je lève mon chapeau à tous ceux qui travaillent avec les plus jeunes sur une base quotidienne. C’est un boulot colossal. Mon remplacement au foyer prend fin alors que je pars en vacances dans 10 jours. À mon retour en avril, je serai déployé dans les villages afin de visiter les familles. Je ne sais pas ce qui m’attend. La problématique nordique est à la fois énorme, déroutante et stimulante. L’aventure ne fait que commencer.